La Grande Interview : Daniel Gisiger

Crédit photo Bettini - uec.ch

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Daniel Gisiger a vécu ses derniers Championnats du Monde sur piste à la tête de l'équipe suisse. A 65 ans, il va encore encadrer ses coureurs à Tokyo pour les Jeux olympiques, qu'il n'a jamais pu connaître sur le vélo.  

Quand il était coureur amateur, il avait pris l'initiative de monter une équipe de poursuite olympique malgré le scepticisme de l'entraîneur national de l'époque, Oscar Plattner. Le "quatre" suisse ne réussit pas les minima demandés par les sélectionneurs suisses pour aller aux Jeux de Montréal (4'36"), ou plutôt si, l'équipe signe un 4'33"45 mais après la date limite. Mais le comité olympique suisse de l'époque ne tient pas à voir une délégation cycliste plus importante que celle de l'athlétisme. Pour la seule place en poursuite individuelle, il est en balance avec Robert Dill-Bundi. Les deux coureurs sont départagés par un barrage chronométré et Daniel Gisiger est le moins rapide des deux pour 4/10. Sa persévérance mène le quatuor suisse à la médaille de bronze du Championnat du Monde 1977.

Toujours porté sur le progrès technique, le Suisse né en France portait une combinaison unipièce en 1977 quand d'autres pays sont restés au maillot de soie. Il avait inauguré un vélo à tubes profilés en fibre de carbone et guidon corne de vache posé sur la tête de fourche au mondial sur piste de Munich en 1978. Chez les pros, il expérimente le matériel aéro de Shimano. Avec Paul Koechli, son entraîneur, il essaie aussi le régime dissocié, basé sur l'épuisement des réserves de glucides avant la course pour mieux recharger les batteries la veille du départ. Spécialiste de l'effort solitaire, il bat le record de l'heure amateur sur piste couverte, gagne deux fois le Grand Prix des Nations et remporte le Trophée Baracchi associé à Serge Demierre, un autre coureur romand.

Après sa retraite sportive en 1988, sa "première retraite", il devient entraîneur pour redonner ce qu'il a reçu, lui qui est resté fidèle toute sa carrière à un seul club, l'Olympia Bienne. Parti en Nouvelle-Calédonie, où il est CTR, il forme toute une génération de coureurs, des pistards, dont Laurent Gané. Le comité d'Outre-Mer est alors un des meilleurs au Championnat de France sur piste. Revenu en Suisse, il devient l'entraîneur du tout nouveau Centre Mondial du Cyclisme où il forme des coureurs venus des "petits" pays du vélo. Il prend enfin les rennes de l'équipe Suisse à la fin 2007. C'est l'époque où cet homme dévoué doit faire avec des bouts de ficelle et aller au supermarché pour acheter de quoi faire le casse-croûte pour les coureurs de l'équipe nationale réunis au vélodrome d'Aigle, "parce qu'on n'avait pas de quoi se payer le restaurant. Stefan Küng devait faire plusieurs heures en train pour venir mais ça mettait une bonne ambiance", se souvient-il. Aujourd'hui, les pistards suisses bénéficient de la piste de Granges et l'ancien Sixdayman va passer le relais à une équipe d'entraîneurs déjà en place. Daniel Gisiger, respecté dans les vélodromes, méritait bien une Grande Interview.

DirectVelo : La poursuite par équipes suisse est qualifiée pour les JO de Tokyo !
Daniel Gisiger : Nous nous sommes rapprochés du record du monde pendant l’hiver. On a fait 3’49”9 à la Coupe du Monde de Cambridge, dans des conditions très bonnes. Ce temps a suscité pas mal d’espoirs en Suisse. Les médias se sont déplacés au Mondial la semaine dernière. Ça a donc été une déception de terminer 6e à Berlin et de ne pas lutter pour le podium. Il y a des regrets car nos coureurs n’étaient pas au top. L’objectif était de se qualifier pour les JO, nous l’avons atteint. Le stress commence...

Pourquoi ?
Maintenant, les coureurs se demandent qui va être sélectionné aux JO. Ils sont nombreux chez nous… Chacun se demande comment il peut marquer des points alors que l’on n’a plus vraiment de compétition. Il y a beaucoup de critères à prendre en compte. Nous avons un diplôme de finaliste olympique comme il n’y a que huit équipes. Mais on veut aller plus vite, on veut y faire un exploit. Si je ne pense pas ça, je dois changer de métier. On va essayer de battre le record de Suisse en 3’48”.

« ÇA FAIT MAL DE CHOISIR QUI DOIT ALLER AUX JEUX »

Cela sera également ton dernier grand rendez-vous !
Disons qu’un coureur cycliste professionnel qui devient entraîneur vit deux fois la retraite : une fois quand il arrête sa carrière de cycliste et une autre fois quand il arrête celle d’entraîneur car l’âge l’appelle à la raison. C’est un avantage d’avoir déjà connu une première retraite. Quand on fait de sa passion son métier, on reste toujours passionné. On vit pour un projet, on vit pour un objectif à atteindre. J’ai beaucoup donné dans les tâches que j’avais, aussi bien comme coureur qu'entraineur. J’ai toujours travaillé avec passion, mais l’énergie me manque aujourd’hui pour travailler comme je le faisais avant. Le monde du cyclisme évolue. Il y a peut-être une trop grosse différence entre les jeunes et moi, désormais. Je suis peut-être un peu trop vieux jeu. Il y a des choses qu’ils ne comprennent plus et que j’essaie d’imposer. Il faut savoir arrêter. Il n’y a pas de nostalgie. C’est un soulagement.

Pourquoi ?
Ce n’est pas facile de choisir quand on doit faire des sélections, quand on a beaucoup de coureurs. J’ai toujours essayé de travailler avec un groupe fourni. Nous sommes les  seuls à avoir eu pratiquement deux équipes de très haut niveau dans la période qualification aux JO. C’est un luxe d’avoir beaucoup de bons coureurs, mais ça fait mal de choisir ceux qui doivent aller aux Jeux Olympiques. Quand on aime ses coureurs, on a toujours une raison d’envoyer un tel. Mais il ne faut en envoyer que quatre… Il faut faire des choix.

Comment fait-on dans ces cas-là ?
Il faut faire abstraction de tous ses sentiments. Il ne faut regarder que le sport. Parfois, ce sont des détails qui font la différence. C’est difficile à comprendre. Je dis à un coureur qu’il n’est pas sélectionné les yeux dans les yeux. Parfois, il y a des pleurs. J’essaie de le remotiver et de lui trouver des nouveaux objectifs. Tout ça prend beaucoup d’énergie. C’est plus facile de dire à un coureur qu’il n’est pas sélectionné par mails, comme certains le font, mais ce n’est pas ma manière de fonctionner…

Est-ce à chaque fois un déchirement ?

Oui et c’est encore plus fort avec l’âge. Je réfléchis plus qu’avant. Je suis moins dur qu’avant dans la décision prise. Ça sera vraiment un soulagement de ne plus avoir à le faire.

Le choix d’un sélectionneur peut influencer une carrière…
Il y a des jeunes et des anciens dans mes sélections. Paris 2024, c’est loin pour un ancien. D’autant plus que l’on ne gagne pas sa vie sur la piste. Certains très bons coureurs n’ont pas eu la possibilité de passer professionnels sur la route et sont restés sur piste pour essayer d’atteindre un objectif et vivre des émotions. Ça fait mal de prendre une décision, mais c’est notre métier. Il faut le faire, mais encore une fois,  je ne regretterai pas cette partie là.

« JE NE COMPRENDS PAS LES GROUPES SPORTIFS »

Que penses-tu de la nouvelle réforme de la piste ? (lire ici )

L’UCI a changé le calendrier. Ils suppriment la Coupe du Monde. Il y aura la Coupe des Nations qui ressemblera à la Coupe du Monde d’avril à mai pour permettre à des routiers de venir quelques fois. Les prochains Mondiaux auront lieu dans 18 mois, quinze jours après le Mondial sur route. Ça sera plus facile pour les routiers de venir sur piste.

Ce qui est une bonne chose...
Il faudra voir à long terme si c’est une bonne chose. J’étais opposé à mettre le cyclisme sur piste l’hiver. Je n’étais pas favorable à cela. J’avais dit que ça serait difficile d’avoir des performances de haut niveau car les coureurs font de l’endurance l’été. Ils sont donc plus performants à ce moment-là, mais les résultats m’ont donné tort. On a eu des grosses performances pendant l’hiver. On vient d’assister à un Championnat du Monde où il y a eu pratiquement un record du monde tous les jours. On a vu des Formule 1 pendant l’Omnium, par exemple. On verra sur le long terme si la nouvelle formule est une bonne chose.

Quels sont tes rapports avec les équipes WorldTour ?
Je ne suis pas gâté comme les Français. Je n’ai pas beaucoup de coureurs dans le WorldTour, à part Stefan Küng à la Groupama-FDJ. Mais ce n’est plus un pistard. Il n’aurait pas besoin de beaucoup de temps pour retrouver des sensations et de l’agilité sur la piste qui lui servirait sur la route. Il a été Champion du Monde de poursuite individuelle, il a été à haut niveau en poursuite par équipes… Pour moi, c’est une erreur de ne plus faire de piste quand on passe pro sur la route. Quand je bossais en Nouvelle-Calédonie, je me souviens de Matthieu Ladagnous. Je l’admirais quand je bossais là-bas, puis au Centre Mondial. Il gagnait des courses sur route après être revenu sur la piste. Je ne l’ai plus vu gagner depuis qu’il a arrêté la piste. Bon, il a peut-être pris de l’âge et occupé un autre rôle dans l’équipe, mais en tout cas, il gagnait sur route après avoir couru sur la piste. Les groupes sportifs devraient conseiller et permettre à leurs coureurs de venir sur piste.

Pour toi, la piste est donc forcément une bonne école ?
Sur piste, on a deux catégories de coureurs. Les coureurs de vitesse ne font que de la piste. Puis, il y a ceux d’endurance qui, eux, sont de très bons routiers. L’école de la piste est une école incontournable. En Suisse, on fait travailler nos Juniors sur la piste. Tous ne sont pas doués sur la piste, mais ils apprennent techniquement. La piste amène des choses, même à un grimpeur. Un sprinteur, il sprinte une fois sur route après 180 ou 200 kilomètres. Pendant une course aux points, il sprinte tous les dix tours. Le pistard a un avantage. Il apprend à lire la course, à savoir qui veut faire le sprint et quelle roue prendre… Ça peut être un avantage. Je ne comprends pas les groupes sportifs qui ne laissent pas les coureurs aller sur la piste.

«  CELUI QUI CROIT AVOIR TOUT COMPRIS EST UN MAUVAIS ENTRAÎNEUR »

Ta carrière de coureur est liée à Paul Koechli…
Il m’a entraîné plusieurs années avec des nouvelles méthodes. Puis, en sachant ça, Bernard Tapie lui a demandé s’il voulait être directeur sportif chez La Vie Claire. Paul Koechli est quelqu’un qui connaît le cyclisme, qui vit le cyclisme et qui a un savoir extraordinaire. Il est même désarmant car on a parfois l’impression d’être sur un banc d’école et d’en apprendre sans arrêt.

Même toi ?
J’ai beaucoup appris de lui et des ses méthodes d’entraînement. Sur piste, il y a des méthodes différentes car ça va tellement vite. Il faut avoir de l’imagination pour que cela soit le moins monotone possible pour les coureurs. De lui, j’ai appris la variation à l’entraînement ou la gestion des périodes de repos pour éviter le surentraînement. Ça gâche beaucoup de coureurs. Quand on est entraîneur, on a toujours envie d’en voir plus quand on est devant un ordinateur. Mais il faut être à l’écoute des coureurs. Il vaut mieux en faire moins que trop.

As-tu changé ta manière de travailler au fil des années ?
Un bon entraîneur doit se montrer sûr de lui quand il parle à un coureur, mais il doute terriblement. Celui qui croit avoir tout compris est un mauvais entraîneur. On n’a jamais tout compris.


On regarde ce que fait la concurrence ?
Oui, on regarde ce que les autres font. On doute de certaines méthodes. On essaie d’adapter des choses. Chaque coureur est différent. On apprend beaucoup de chaque coureur quand on est entraîneur, notamment des coureurs d’exception. On est à l’écoute. L’expérience, c’est ça.

Que vas-tu faire désormais ?
Je vais peut-être continuer à travailler avec la fédération suisse, mais plus à 100 %. Je vais peut-être reprendre les jeunes : les Cadets, par exemple, et leur apprendre l’Américaine. Je verrai avec la Fédération ce que je peux faire. Ça ne sera pas un job avec beaucoup de responsabilités. Je veux vraiment respirer et prendre un peu distance.

Les poursuiteurs, notamment, devront faire sans toi...
Après Rio, je ne pouvais pas continuer seul. Il faut désormais travailler dans tellement de domaines : la position, l’aérodynamisme, l’habillement, la périodisation, la logistique des voyages, etc. Tout seul, j’aurais stagné et l’équipe serait restée au même niveau. Nous avons avec moi Mickaël Bouget qui est un excellent entraîneur. Il discute avec moi des entraînements. Il fait une grosse partie du boulot. Nous avons également Scott Bugden, qui vient de Grande-Bretagne et qui est entraîneur des féminines. Il bosse avec nous. Nous avons pu rouler grâce à eux en 3’49”9, ça aurait été impossible tout seul...

Il reste à la Suisse à créer une équipe de poursuite féminine pour les JO de Paris...
C’est trop tard pour Paris. Paris, ça commence dans six mois ! Si je travaille avec les Cadets, ça sera aussi avec les filles, mais ça sera dans l’optique de 2028. On va essayer de mettre en place une équipe. Mais c’est toujours le même problème, on n’a rien prouvé chez les filles donc on n’aura pas d’argent. Il faudra prendre sur le budget des hommes avoir quelques résultats pour avoir ensuite un peu d’argent…


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