Julien Thollet : « Chez les Juniors, c'est le Far West »

Crédit photo Christophe Dague - DirectVelo

Crédit photo Christophe Dague - DirectVelo

Depuis 2014, Julien Thollet est le sélectionneur de l’équipe de France Juniors (lire ici). À cette époque, un néo-pro de 20 ans était un très jeune néo-pro. Il n’y avait que des équipes nationales au départ de Paris-Roubaix et pour attirer les meilleurs Juniors du Championnat de France, des DN1 offraient des SRM. Sur les dix premiers du Championnat du Monde de cette année-là, seuls six coureurs sont encore en activité aujourd’hui, aucun du podium, deux en WorldTour, deux en ProTeam et deux en Conti.
En dix saisons, la catégorie Juniors a donc bien changé et le regard que porte le monde des pros sur ces jeunes, aussi, même si déjà existaient des équipes spécialisées chez les Juniors comme Avia et Zannata en Belgique, Culture Vélo en France, Aspiratori Otelli en Italie, ABC ou Roskilde au Danemark. La Btwin existait déjà mais c’est avec l’équipe de France que Valentin Madouas gagne une étape du Grand Prix Patton en Coupe des Nations et David Gaudu s’impose à Aubel-Thimister-La Gleize sous le maillot de son comité régional. Ces structures spécialisées préfiguraient les véritables groupes sportifs que sont devenues aujourd’hui les meilleures équipes Juniors devenues réserves officielles ou non des équipes pros.
Julien Thollet fait un état des lieux de la catégorie au niveau français et international. Mais il lance aussi, pour DirectVelo, des pistes de réflexions sur l’évolution du peloton Juniors dont les coureurs “ont l’impression que leur temps est compté”.

DirectVelo : Depuis que tu es entraîneur national, comment as-tu vu évoluer la catégorie Juniors au niveau français et international ?
Julien Thollet : J'ai déjà fait dix saisons. Le niveau des Juniors français est resté équivalent. Nous avons toujours fait en sorte d'avoir des coureurs qui remportent des courses internationales et des Championnats. Mais la population des Juniors a évolué. Il y a dix ans, lorsqu'ils arrivaient en équipe de France, nous avions encore beaucoup de choses ou de connaissances à leur faire découvrir. Ils étaient curieux d'apprendre, il y avait beaucoup de fraîcheur dans leur manière d'aborder le cyclisme. La génération actuelle a déjà une somme d'informations très importante, ils sont bien documentés grâce à tout le travail fait dans les clubs, dans les comités régionaux mais aussi via les réseaux sociaux, entre autres, ils s'imprègnent de toute la communication autour du haut-niveau. Notre rôle maintenant, c'est de remettre de l'ordre dans toutes leurs connaissances. Ils ont parfois envie d'appliquer certaines méthodes alors qu'il y a peut-être d'autres choses à faire avant. Désormais mon rôle est plutôt de déconstruire certaines choses pour les reconstruire dans le bon ordre. Tout s'accélère, on a aujourd'hui des coureurs aspirés dans le milieu professionnel dès l'âge de 18 ans. Ils ont maintenant l'impression que leur temps est compté, qu'il faut apprendre beaucoup de choses. De mon côté, je pense qu'il faut du temps et de l'expérience pour emmagasiner toutes ces données car certains coureurs sont perdus et n'ont pas assez de maturité pour emmagasiner ces données. D'autres sont prêts pour intégrer ces choses. Mais il y a beaucoup de pression sur ce peloton Junior car ils savent qu'il faut se montrer très tôt pour pouvoir espérer intégrer une équipe professionnelle.

« ON A PEUT-ÊTRE BRIDÉ CERTAINS QUI ÉTAIENT PRÊTS »

Est-ce que ton travail, c'est aussi de leur dire que la carrière ne s'arrête pas à 19 ans ?
Comme tous les acteurs du cyclisme, ma vision évolue au cours des années. J'étais plutôt à penser qu'on avait du temps pour former les coureurs mais au final, on a peut-être bridé certains qui étaient certainement prêts. Mais ça ne les a pas empêchés de performer. Mais maintenant, il faut considérer qu'il y a deux types de population. Il y a des coureurs qui sont prêts à 18 ans, pour ceux-là il faut y aller. Et puis il y en a d'autres pour lesquels il faut être prudents, garder un œil sur eux et leur dire qu'ils vont pouvoir éclore à 20-21-22 ans. On va continuer d'avoir des éléments comme ceux-là. Il ne faudra pas les sortir du radar et continuer de les accompagner.

Est-ce que ce sont les équipes pro qui donnent le "la" dans la catégorie Juniors ?
Elles donnent le tempo et en cascade, ça a des répercussions. Les Juniors savent que le temps est compté et ça a aussi des répercussions chez les Cadets. Les Cadets comptent aussi le temps, ils se disent, "Je suis Cadet 1 ou Cadet 2, il me reste quatre ans ou trois saisons pour briller et me montrer pour être captés par une équipe professionnelle". Mon rôle en tant que manager de la filière, c'est de travailler au plus près avec les équipes professionnelles pour bien accompagner le projet du coureur avec ce qu'on sait faire au sein de la fédération, des clubs, des comités régionaux, des équipes de France, avec le projet de l'équipe pour le coureur et surtout le projet du coureur pour travailler tous ensemble.

« LA CRAINTE DE VOIR LES MEILLEURS ÉLÉMENTS DANS UNE SEULE STRUCTURE »

Est-ce que le club est la bonne échelle pour travailler puisque, par exemple, Matys Grisel a dû courir deux fois cette année avec le CC Nogent-sur-Oise ?
C'est la vraie question. La force de notre modèle français réside encore dans la cellule de base qu'est le club. L'avenir nous dira si ça doit perdurer. Le club nous permet un maillage territorial. Un jeune qui veut débuter le vélo à 10-11-12-13 ans a besoin d'une structure de proximité qui va l'accueillir sur ses premiers entraînements, ses premières compétitions, avec des éducateurs qui sont là le mercredi, le samedi, le dimanche. Les équipes professionnelles n'ont pas la capacité d'accueillir des jeunes qui sont chez les Minimes ou les Cadets. Aujourd'hui, chez les Juniors, la cellule club est bousculée mais je pense qu'il faut maintenir cette dynamique de club pour continuer d'accueillir de jeunes coureurs. C'est important pour les clubs d'avoir des têtes d'affiche pour attirer localement des jeunes vers la compétition. Notre force réside encore dans le système pyramidal. De la base, sort une élite. Certaines nations ne fonctionnent pas pareil ou plus comme ça. Il faut observer et voir dans quel sens ça va évoluer.

Les ententes Juniors ont été supprimées pour être remplacées par des équipes mixtes, qui ressemblent à des ententes, est-ce que ça serait une bonne échelle intermédiaire ?
C'était une simplification administrative pour permettre à des clubs d'avoir accès à certaines compétitions du calendrier fédéral, tout en laissant cette dynamique de club. J'ai toujours cette crainte de voir les meilleurs éléments se regrouper dans une seule structure. Ce qui fait notre force c'est l'émulation. Aller chercher une sélection régionale, il faut que ça soit difficile. La sélection nationale, il faut que ce soit la même chose. Tant qu'on aura cette émulation, les coureurs savent que leur place n'est pas acquise. Ils devront se battre à chaque échéance pour aller chercher leur sélection, et ça fait monter notre niveau. Mais si on met tout le monde ensemble et que les coureurs sont assurés de leur place dans les plus grandes compétitions, peut-être qu'il n'y a plus cette émulation qui fait monter le niveau. Mais on voit aussi que les équipes professionnelles sont tentées de structurer chez les Juniors pour capter la pépite qui va peut-être émerger plus tard. Il faut trouver le juste équilibre entre les équipes pro qui ont envie d'investir la catégorie Junior et le savoir-faire de notre système fédéral français.

« L'UCI A BESOIN D'ENCADRER CETTE ACTIVITÉ »

Que penses-tu de l'arrivée de Juniors étrangers dans les clubs français ?
C'est de l'internationalisation, le cyclisme français se porte bien, avec un calendrier de courses attractif. Mais il faut qu'on soit tous très prudents sur le suivi et l'accompagnement social des coureurs. Pourquoi pas, aller voir ce qui se passe à l'étranger, c'est toujours bien pour des étudiants, c'est formateur. Je n'ai pas un avis défavorable là-dessus si le jeune est accompagné.

Au niveau international, on constate la construction de pyramide dans les équipes avec une réserve Junior avant la réserve Espoirs et l'équipe pro, comme Cannibal B Victorious, Auto Eder et AG2R Citroën, alors que l'UCI ne veut pas que les agents travaillent avec les Juniors. Mais ces équipes ne sont-elles pas déjà une façon de capter les Juniors ?
N'importe qui peut recruter les Juniors. Nous avons des équipes mondiales, Bahrein, Auto Eder, ou AG2R, qui recrutent dans tous les pays du monde. Chacun essaie de trouver sa position. Les agents travaillent avec les Juniors, les équipes pro aussi. La question est quel est l'objectif ? Ce qui m'interroge c'est le manque de cadre et de réglementation de l'activité Junior. Chez nous, au sein de la fédération française, nous avons du travail à faire mais surtout, l'UCI a besoin d'encadrer cette activité parce que, j'ose utiliser le terme, c'est le Far West.

UN SUIVI SPORTIF, SCOLAIRE ET SOCIAL

Quelles sont les conséquences à craindre pour les coureurs ?
Je suis partisan de toucher un grand nombre et d'en tirer un maximum vers le haut, mais tous ne vont pas forcément émerger. Là on cherche vraiment la pépite alors que tout le monde ne va pas évoluer au même rythme. Si on aspire tout ce peloton Junior sur du programme international, est-ce qu'on va forcément sortir des très belles générations ? Ça questionne. Je n'ai pas la réponse.

Ces équipes internationales ressemblent à de vrais groupes sportifs, ne faut-il pas leur appliquer un label avec un cahier des charges à respecter ?
Si, c'est absolument nécessaire qu'il y ait un suivi sur tous les plans. Sportif, avec la charge d'entraînement et de compétition. Scolaire et social, quand on déscolarise quelqu'un qui a 16-17-18 ans, on parle aussi du respect de l'intégrité mentale et physique du coureur car à cet âge on est encore adolescent. Ce suivi doit être fait par des personnes qualifiées. L'UCI doit le réglementer, comme elle le fait dans le WorldTour, même dans les aspects financiers. Tous ces aspects doivent être contrôlés et gérés par l'UCI.

« EST-CE QU'ON VA TENDRE VERS UN MODÈLE WORLDTOUR ? »

Dans le dernier Paris-Roubaix, en Coupe des Nations, il y a cinq coureurs d'une équipe de marque dans les sept premiers qui ont aussi des coéquipiers dans les équipes nationales. N'y a-t-il pas, là aussi, du ménage à faire ?
Oui, il faut bien redéfinir notre calendrier et notamment cette Coupe des Nations. En 2024 il y a énormément d'épreuves sur l'ensemble des continents pratiquement, avec des épreuves qui se chevauchent parfois. On se demande quel est l'objectif de cette Coupe des Nations, est-ce qu'on doit passer par des circuits continentaux avec une ou des finales. Aujourd'hui, je n'arrive pas à comprendre le sens de cette Coupe des Nations, c'est un peu la course aux points. C'est l'équipe nationale qui ira faire le plus d'épreuves qui va la remporter. Il faut réfléchir aussi à la participation à ces épreuves. On a ouvert la porte depuis trois-quatre ans à des équipes mixtes, est-ce qu'on doit la refermer et les réserver aux équipes nationales ? La réflexion est ouverte au sein de l'UCI. Ou est-ce qu'on va tendre vers un modèle WorldTour chez les Juniors avec des équipes de marque qui vont se confronter ? Ce qui est important c'est qu'on identifie bien les effectifs dans chaque équipe parce qu'aujourd'hui on pourrait trouver quelques exemples de coureurs qui ont porté différemment maillots d'équipes mixtes.

Les équipes nationales sont-elles menacées ?
Les équipes nationales ont un vrai rôle à jouer dans la dynamique d'un pays, elles doivent rester la locomotive et l'objectif à atteindre, toujours dans cet aspect d'émulation. On sait en plus que la pérennité des équipes professionnelles n'est pas assurée et elles peuvent laisser un vide quand elles se retirent. Ça structure mais autour d'elles, ça déstructure et quand elles disparaissent, il reste le néant. Et reconstruire la dynamique d'une équipe nationale, ça ne se fait pas du jour au lendemain. Quitte à se rapprocher des équipes professionnelles comme on le fait en France. Notre porte est ouverte à celles qui ont envie de travailler avec nous.

LA DRAFT DE LA NBA, MODÈLE IDÉAL ?

Quelle solution pourrait convenir à tout le monde ?
Est-ce que le modèle idéal n'est-il pas celui de la NBA et sa draft ? Ils laissent travailler les formateurs et à un moment donné, les grandes écuries viennent faire  "leur marché" mais jusqu'à 18 ans, on laisse travailler toutes les structures. C'est un vœu pieux mais le modèle NBA, qui est pourtant celui d'un sport spectacle avec un modèle économique très puissant, a réussi à réguler la formation des joueurs sans surenchère sur des joueurs très jeunes. Dans le cyclisme, on commence à avoir des équipes professionnelles très puissantes financièrement et on a envie de leur dire "laissez faire le travail dans chacune des nations et après, venez recruter".

Après la fin de la limite des braquets, est-ce qu'on peut imaginer voir des Juniors courir au niveau UCI avec des Espoirs ?
Là où on peut évoluer, c'est de casser ces cloisons de catégorie. On voit des Juniors très performants dès qu'ils arrivent en 3e ou 2e division professionnelle. C'est un peu un serpent de mer car c'est une réflexion qui a déjà existé dans les cartons. On peut fusionner une partie de la catégorie pour faire du 17-18-19-20, ou faire du 15-16-17. On peut surtout envisager de faire courir les coureurs par catégorie de niveau. Aujourd'hui je considère qu'il y a deux niveaux dans le peloton Junior. Des Juniors Élite qui ont beaucoup de talent, qui s'entraînent beaucoup, et d'autres Juniors qui sont dans la découverte, qui n'ont pas encore le niveau pour être sur de l'international. Il y a vraiment un fossé qui se creuse entre les deux.

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