Jean-Jacques Henry : « La détection a changé »

Crédit photo James Odvart - DirectVelo

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Présent depuis 2012 au Centre Mondial du Cyclisme, Jean-Jacques Henry est même devenu chargé de la détection au siège de l’UCI depuis plusieurs années. Le Français s’est livré sur sa fonction au micro de DirectVelo.

DirectVelo : Comment un coureur peut intégrer le Centre Mondial du Cyclisme ?
Jean-Jacques Henry : Il y a des candidatures spontanées, soit venant des Fédérations qui demandent à avoir des athlètes en préparation ici pour différents objectifs, soit des athlètes qui nous écrivent directement pour intégrer le Centre. En général, on ne travaille qu’avec des Fédérations. Si on reçoit une candidature spontanée, on demande à l’athlète de refaire sa candidature via sa fédération. Il y a souvent des problèmes administratifs à régler. En fonction de certaines régions du monde, il faut obtenir des visas, des financements. Il faut aussi qu’il y ait un programme de développement lié à la discipline de l’athlète. De notre côté, on va chercher des coureurs un peu partout dans le monde. La détection a changé par rapport à ce qui se faisait il y a 20 ans. Il y a de nouvelles disciplines comme l’e-sport qui apparaissent. On a un partenariat avec Wahoo. Au moyen de cette plateforme, on fait de la détection. On forme des entraîneurs dans les Fédérations pour qu’ils puissent tester leurs athlètes sur ce matériel. On a pris un même test pour tout le monde, on peut comparer les données ainsi que l’évolution car ces tests sont faits plusieurs fois pour un même athlète. On voit sa progression dans le temps avec les entraînements. On crée une échelle de valeurs de l’athlète professionnel jusqu’au débutant.

Pour le moment, sur la route, il y a une équipe Continentale féminine du CMC mais aucune chez les hommes. Est-ce que ça va changer ?
Actuellement, on n’a pas de programme de développement pour des routiers Juniors ou Espoirs. On n’a que des femmes. Les places sont assez limitées ici, on ne peut accueillir que 45 athlètes. On fait des choix pour développer les pistards qui préparent les JO par exemple. On a un groupe femme Continental, un BMX. Depuis qu’on n’a plus d’Espoirs, on a décidé d’aligner seulement une équipe au Tour de l’Avenir. Néanmoins, on a d’autres programmes de développement dans nos centres satellites. On développe et on teste énormément d’athlètes en Afrique du Sud. On en accueille assez régulièrement sur des périodes plus ou moins longues d’une semaine à un an. Les meilleurs sont sélectionnés. En ce moment, on a un programme de développement pour préparer Kigali 2025. De 15 à 20 athlètes vont toute la saison en France. Ils sont partis pour la première fois en 2023 en Bretagne (lire ici). Ils y reviennent en 2024 et 2025. En Bretagne, il y a énormément de compétitions de différents niveaux. On a trouvé des lieux d’hébergement à des prix qui rentraient dans nos budgets. On a fait un premier test en 2023 avec 15 athlètes sur une période de quatre mois et ça a été concluant. On a été assez satisfait, donc on l'a reconduit.

« DES JUNIORS ET DES ESPOIRS AVEC UNE EXPÉRIENCE D’U15 OU U17 »

Quel est le bilan de cette première année en Bretagne ?
Les coureurs qu’on a amenés avaient peu d’expérience. Ce sont des Juniors et des Espoirs avec une expérience d’U15 ou U17. C’est un peu compliqué. Pour mener à bien ce programme, il nous faut plusieurs saisons car cet apprentissage prend du temps. On n’a pas le choix que de renouveler ces périodes en France, en compétition et sur plusieurs saisons. On sait très bien que le niveau de compétence tactique acquis en Europe est considérable. Il nous faut plusieurs mois et années pour combler l’écart. Pour donner un exemple, on a accueilli un jour un Brésilien qui nous a expliqué qu’il était sélectionné pour le Championnat du Monde et il avait fait trois courses de vélo dans sa vie. Sa quatrième, c’était le Mondial. On rencontre fréquemment ça avec nos athlètes. On a des coureurs qui viennent d’Afrique, qui arrivent sur des championnats en faisant trois courses dans leur vie. Ils ont un potentiel physique assez souvent hors norme. Mais ce défaut technique et ce manque d’expérience font qu’ils sont quand même derrière. Pour rattraper ce retard, il faut énormément de temps et de patience ainsi que beaucoup de travail. Pour que ce soit rapide, il faut que le coureur mette beaucoup d’investissement personnel et qu’il comprenne qu’il a du travail. L’aspect cognitif est important. S’il ne comprend pas qu’on a des choses à lui intégrer, il échoue. Il y a le paramètre physique et cognitif. Il y a aussi le problème de la langue, de la culture… mais l’intelligence du coureur est aussi importante.

Avez-vous songé à déplacer votre camp ailleurs ?
On y a réfléchi, notamment en Belgique ou en Italie pour que les expériences soient différentes mais on s’est rendu compte que si on change de lieu, il faut redécouvrir une autre région avec des problèmes qu’on va de nouveau rencontrer qui vont ralentir le processus. Là, on a résolu tous les problèmes, on sait à quoi s’attendre en Bretagne et on peut gagner du temps. On a tissé avec tous les clubs locaux des liens assez intéressants pour le futur. Nos coureurs arrivaient avec des problèmes techniques. Les adversaires n’étaient pas contents d’avoir des concurrents qui pouvaient engendrer des chutes. Tout ça, c’est résolu, ils sont acceptés, ce serait un travail qu’il faudrait reproduire sur un autre territoire. On trouvait que c’était mieux de le poursuivre au même endroit. On a trouvé nos marques avec nos lieux d’hébergement et plein de gens qui nous aident. Généralement, quand on va dans un nouvel environnement, on va d’abord être à la découverte. Du coup, on est moins concentré sur le travail qu’on a à réaliser.

« LES AFRICAINS ONT PEUT-ÊTRE PLUS FAIM »

Biniam Girmay est l’exemple même que l’apport du Centre peut être bénéfique. Il est le premier coureur du CMC à avoir remporté une classique en 2022, à Gand-Wevelgem. Il semble bien parti en ce début d’année 2024...
C’est possible dans la mesure où il y a de l’investissement qui est réalisé. Sans investissement, c’est impossible de réussir. L’UCI a travaillé avec Biniam Girmay pendant deux saisons, ça a permis de le faire progresser, d'apprendre beaucoup de choses et d’avoir le pied à l’étrier pour engager un processus qui continue. Par contre, si ce processus s’arrête en terme d’apprentissage, on peut échouer car le coureur va passer professionnel mais après, il n’y a pas de résultats car ils ont encore besoin d’apprendre énormément de choses. Les équipes qui les font passer pros doivent être conscientes que le coach ou le staff doit encore travailler et former le coureur. Hors chez les pros, toutes les équipes ne le font pas. Elles estiment que quand le coureur arrive, c’est presque un produit fini en termes d’expérience et d’intelligence de course. Quand les coureurs sortent de chez nous, ils ont un gros potentiel mais il y a encore tout à faire. Avec Biniam, on est satisfait d’avoir initié le processus. On se dit que le Centre a servi à quelque chose, ça a offert une opportunité à cet athlète et à peut-être de futurs Erythréens car ça met en valeur leur cyclisme qui possède énormément de talents. De grands talents peuvent sortir. Mais si personne n’investit dessus, il n'en sortira rien.

Investir de quelle manière ?
Le haut niveau, ce n’est qu’une question d’investissement. Le cyclisme européen a énormément de chance puisque les plus gros partenaires du cyclisme pro, ce sont d’abord les parents des athlètes qui mettent des sommes incroyables. Ils achètent des vélos flambant neuf à des prix exhorbitants. Ils déplacement leur gamin sur des compétitions. Ensuite, il y a des clubs d’un bon niveau amateur qui prennent le relais. Le potentiel est développé par les moyens financiers des parents et des clubs. Ensuite, ils intègrent les pros. En Afrique, ça n’existe pas, personne n’investit. Ils ont du retard à cause de ça. Pour arriver à combler cet écart, en athlétisme, ce sont de grosses sociétés comme Nike ou Reebook qui sentent les potentielles médailles d’or au marathon aux JO au Kenya ou en Ethiopie. On ne trouve pas ça dans le vélo. Il y a quelques projets comme INEOS au Kenya dernièrement. Il y a l’UCI et Biniam est sorti comme ça. Après, il n’y a rien. Il y avait Qhubeka qui a fait ça un peu mais assez rapidement, ils ont embauché plus d’Européens que d’Africains. Ça prend du temps et un gros investissement pour développer les athlètes et ils étaient pressés.

Y a-t-il des différences entre un coureur européen et africain ?
Avec l’Afrique, c’est toujours difficile d’évaluer. En Namibie, les courses se déroulent sur une ligne droite de 50 kilomètres. Au départ, ils sont 10. Au bout de cinq kilomètres, ils sont éparpillés. On ne peut pas apprendre quoi que ce soit dans ces conditions. Ils ne comprennent pas pourquoi se mettre à fond pour un test. Un Européen se dit, je veux être meilleur que le voisin sur un test car je vais peut-être obtenir une sélection derrière. Les Africains sont généralement largement en deçà de leurs capacités sur les tests. On a fait des tests avec Biniam et d’autres athlètes qui ont les mêmes résultats, mais sur le terrain, il faisait des choses bien meilleures. Il a montré des aptitudes aérobies. Il était capable de faire des efforts bien plus soutenus que les autres à des valeurs en Watts très élevées. Sur les tests, il ne se mettait pas complètement à fond car il n’y a pas la motivation, la compréhension… Beaucoup ont compris qu'on peut obtenir les contrats avec les datas. Mais ils ne vont pas forcément chercher les ressources mentales sur ces tests alors qu’en compétition, ils y vont. Ils mettent en route leurs qualités mentales, peut-être plus qu’un Européen. Ils ont envie d’avoir cet ascenseur social, de devenir pro, de sortir de chez eux, ils ont peut-être plus faim. Par exemple, on a eu Merhawi Kudus. C’est le deuxième ou troisième Erythréen qui est passé chez nous qui avait des qualités pour passer pro. On l’a vu tout de suite. Il pouvait gagner n’importe quelle course dès qu’il est arrivé chez nous. Il est arrivé en mars et il a gagné en juillet. Mais il y avait toujours un piège dans lequel il tombait (mauvais placement, pas assez observateur, attentif, …) Il faut être habitué à ces courses pour prendre les bonnes décisions et comprendre les situations.

« SI ON NE FAIT PAS CA, ON VA Y PASSER DIX ANS »

Comment se passe l’adaptation culturelle ?
Il y a un gros investissement physique, mais la dimension culturelle est importante. Plus ils sont âgés, plus c’est dur. Généralement, il faut deux saisons. Ils ont dû mal à accepter le changement. Ils le font à contrecœur. On voit généralement au bout de la deuxième année qu’ils deviennent des cyclistes de haut niveau. Les routines commencent alors à changer, il faut les adapter à un standard de performance. On fait la même chose avec les coachs et quand ils retournent chez eux, ils sont vite rattrapés par cette culture locale. Nous avons parfois l’impression de perdre notre temps dès qu’ils retournent avec leur équipe nationale.

Est-ce que parfois on prend du temps pour regarder les courses à la télé ?
Dans le cadre de leur formation, il y avait tellement de retard qu’on n’avait pas le choix. Ils avaient une à deux heures par jour de réunion pour expliquer ce que c’était le vélo et analyser des situations de course pour acquérir de l’expérience en salle de cours. Si on ne le fait pas, on va y passer dix ans. On explique comment il faut se placer à partir d’images, vidéos et de schémas. On avait ça au moins trois fois par semaine. En arrivant ici, j’avais été un peu surpris, je raisonnais comme un DS chez les pros (j’étais en WorldTour au Crédit Agricole), le coureur a un tel bagage qu’on n’explique plus les bases, ça doit être acquis.

Tu as donc dû retravailler les bases ?
Lorsque je me suis retrouvé ici, je me suis rendu compte que je devais repartir de l’école de cyclisme. Quand on recevait des coureurs, la première des choses était d’aller sur des parkings avec des cônes pour voir s’ils savaient tourner. On a eu des surprises. Un jour, on a eu un jeune Ivoirien. Il a rencontré nos Espoirs qui faisaient une sortie détente. Ils l’ont emmené en montagne et il ne savait pas virer. Au premier virage, il a fait un tout droit. On est allé le chercher dans le ravin. Les Erythréens, ils savent souvent tourner. Quand je vois Biniam Girmay à la TV, c’est un bon coureur techniquement. Par contre, il y d’autres coureurs européens qui pourraient être meilleurs techniquement mais ce travail n’a pas été fait. Les gamins évoluent de catégorie en catégorie et n’ont pas le temps de corriger leurs défauts. Après, en évoluant à un plus haut niveau, les entraîneurs ne s’occupent généralement que des Watts et des programmes d’entraînements. Ils ne vont pas corriger tout ce qui est technique.

« ILNUR ZAKARIN NE SAVAIT PAS TOURNER »

Comment pallier ce manque de technique ?
Certains arrivent à reproduire intuitivement le bon geste en observant. D’autres n’y arrivent pas. Je suis surpris de voir des erreurs de trajectoire de grands champions lors de Championnats du Monde de chrono. On se demande comment c’est possible de commettre de telles erreurs. Par exemple, un Ilnur Zakarin ne savait pas tourner. Il mettait les épaules dans un virage. Avec une attitude pareille, on ne peut pas être rapide. Je me rappelle également de l’étape du Tour de Belgique où Remco Evenepoel est avec Victor Campenaerts. Victor était dans la roue et tombe. Je sauvegarde ces images pour montrer à mes coureurs ce qu’il ne faut pas faire. Je garde celles de Nicolo Bonifazio et sa descente folle de la Cipressa sur un Milan-San Remo. Des Sagan ou des Mohoric, ils connaissent la technique, ils savent ce qu’ils doivent faire et poussent la posture à l'extrême. Ils maitrisent tellement bien qu’ils s’engagent à fond dans une descente. Ce qu’on s’amuse à faire dans la formation des entraineurs, c’est de leur demander de trouver les défauts techniques et d’identifier les postures et les gestes qui permettent d’aller vite dans une descente.

À quand une star africaine féminine comme Biniam Girmay chez les hommes ?
On essaye d’avoir des filles mais c’est très compliqué d’en avoir de haut niveau en Afrique parce que le cyclisme n’est pas développé. Ce n’est pas tellement populaire. Il y a aussi la culture. Il y a un manque de matériel. Certaines bénéficient d’un vélo mais d’autres ont peut-être un potentiel mais n’en ont pas et elles n’en feront jamais. C’est le problème du vélo. En athlétisme, on peut courir assez facilement avec une paire de chaussures, ça ne coûte pas très cher. On a eu une jeune Érythréenne du Tigré (Desiet Kidane Tekeste) qui est malheureusement décédée, heurtée à l'entraînement par une voiture. C’était le plus gros talent. Avec la guerre du Tigré (au nord de l'Ethiopie à la frontière de l'Erythrée, NDLR), ça a mis un frein, on ne pouvait plus les inviter. Depuis peu, en Ethiopie, on ne voit plus de femmes de haut niveau. Une des dernières qui est passée ici, c’est Selam Amha Gerefiel… On a aussi une jeune réfugiée qui est ici à titre privée, Eyeru Gebru qui fait partie de l’équipe Komugi-Grand Est. Pour les Femmes, on a une vraie Conti. Il n’y a pas beaucoup de femmes cyclistes en Afrique. En Afrique du Sud, un petit peu. On pourrait avoir un jour une Conti sud-africaine. On pourrait voir ça aussi dans un autre pays d’Afrique, si quelqu’un en a l'envie et les ressources. En Afrique du Sud, elles ont un calendrier de courses. Au Maroc, un groupe de femmes commence à s’étoffer. Ce sont des initiatives privées. Il faut maintenant que la Fédération se lance avec un sponsor.

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