Raymond, « tu vas encore faire deux... »

Crédit photo Zoé Soullard - Tour du Limousin

Crédit photo Zoé Soullard - Tour du Limousin

Avec Raymond Poulidor, c'est un héros français qui s'en va. Un héros à la française, qui roule en Mercedès, qui a des petits enfants néerlandais et qui a traversé toute une période de l'histoire de France au point de laisser son nom en héritage dans le dictionnaire, comme une façon d'être immortel. Le Poulidor, c'est « l'éternel second », c'est celui qui trouve toujours plus fort que lui mais qui s'obstine. Au départ du Tour de France 1965, Raphaël Geminiani, directeur sportif privé de Jacques Anquetil cette année-là, le brocarde. "Je ne sais pas qui va gagner ce Tour de France, mais je sais, en revanche, qui va finir deuxième : ce sera Poulidor". Et quand le Limousin va voir une dernière fois Jacques Anquetil sur son lit d'hôpital, avant sa mort, le Normand lui lance : "Ce coup-là Raymond, tu vas encore faire deux...". 

POULIDOR SIFFLÉ

Le cliché de l'éternel second (voir son palmarès) est très pratique et les suiveurs ou directeurs sportifs anglo-saxons s'en sont encore servi pour défendre Chris Froome, cible du public pendant le Tour de France 2018 : "les Français n'aiment pas les vainqueurs". Ces gens-là n'ont rien compris car la cote de Raymond Poulidor atteint des sommets quand il bat Eddy Merckx dans Paris-Nice 1972 et qu'il répète sa victoire douze mois plus tard.  En revanche, au faîte de sa popularité, il est sifflé par le public quand il considère que Poupou a perdu. À la fin du Tour 1963, la foule du Parc des Princes lui reproche de ne pas avoir confirmé les espoirs nés l'année précédente alors qu'il avait débuté le Tour 1962 l'avant-bras plâtré. À l'arrivée de l'étape de Pau du Tour 1966, il partage les huées avec Anquetil car les spectateurs leur reprochent cette fois-ci d'avoir laissé filer la course dans les Pyrénées. Quand il termine 11e de Bordeaux-Paris 1967, dont il était le grand favori, le public ne le rate pas. S'il suffisait de perdre des courses pour être populaire, on refuserait du monde au Panthéon.

La popularité ne s'explique pas. Le destin de Raymond Poulidor était peut être de devenir le coureur le plus populaire du peloton français, sans gagner une seule fois le Tour de France. D'être le coureur un peu dans la lune à qui il arrive des tours incroyables, comme sprinter un tour trop tôt sur la cendrée du Stade Louis II de Monaco et laisser ainsi passer la bonification qui aurait pu lui donner la victoire du Tour 1964, ou, la même année, perdre du temps sur un changement de vélo hasardeux après avoir distancé Jacques Anquetil dans le brouillard de l'Envalira. De l'étourderie, il peut passer à la guigne. Souvent, la Sorcière aux dents vertes a réellement planté ses crocs dans le maillot violine, et jamais jaune, de Poupou.

En 1968, il est dans le coup pour la victoire dans le Tour même s'il n'a pas fait la différence dans les cols pyrénéens. Las, un motard provoque une chute dans le peloton et le leader de l'équipe de France se relève le nez en sang. Ses adversaires sonnent l'hallali, trop contents d'éliminer un adversaire, qui en plus n'a pas le même manager (on dirait l'agent aujourd'hui) qu'eux. Pas de pitié pour Poupou. "Quand je crevais, automatiquement on attaquait. Les commissaires faisaient un barrage et, hop ! Je me retrouvais dans la nature". Et le public compatit. 

« JE ME CONTENTAIS DE CE QUE J'AVAIS »

Mais le Limousin n'est pas du genre à invoquer la malchance. Au contraire, il a compris que pour être heureux, il ne faut pas être envieux. "Je suis né dans une famille très modeste, tout le monde travaillait, mais je me contentais de ce que j'avais. Si je n'avais pas été coureur cycliste je serais certainement resté à la ferme et je serais certainement aussi heureux", déclare-t-il à la télévision en 1969. "Quand on ramasse les topinambours par - 15°C, on n'a jamais froid à vélo", ajoutait-il 20 ans plus tard.

"Raymond c'est un peu l'homme de la rue, celui en qui chaque Français se reconnaît. On dit qu'il manque d'ambition, il y a sûrement une part de vérité. Ce Poulidor-là, « Poupou » comme nous l'avons baptisé, oui tout le monde le connaît, sourire béat quand tout va bien, front plissé, mine de chien battu quand le vent tourne", explique Emile Besson, dans Miroir du Cyclisme, le parrain du surnom « Poupou ». Le peloton, lui, sait lire son « Poupou ». "Poulidor ne gagnera pas le Tour car lorsqu'il prépare un coup, il le téléphone à tout le peloton et le lendemain il est incapable de cacher sa fatigue", jugeait Lucien Aimar, le vainqueur du Tour 1966.

Raymond Poulidor naît le 15 avril 1936 à Masbaraud-Mérignat (Creuse) puis ses parents partent ensuite à Champnétery (Haute-Vienne). Le couple Poulidor est métayer. Ce mode de faire-valoir est répandu dans le Limousin à l'époque. Les métayers, et les fermiers, avant la loi de 1946 sur le statut du fermage, peuvent être foutus dehors par leur propriétaire en fin de bail et remballer leur baluchon à la recherche d'une nouvelle exploitation. C'est aussi l'époque où on vit parfois dans l'angoisse de la soudure, de ne pas avoir assez de grains pour attendre la nouvelle moisson.

CLASSE 56

Son premier vélo, c'est celui de sa mère sur lequel il grimpe les côtes à fond pour aller faire les courses, enfin, les commissions. Quand il commence à courir, il travaille avec ses parents, jusqu'à quatorze-quinze heures par jour. Pas le temps de rouler. Mais quand la pluie empêche la fenaison, il peut enfin gagner le Championnat du Limousin.

Il devient populaire en défiant les cadors de l'époque, Bobet et Geminiani, dans le Bol d'Or des Monédières en 1956. Mais son destin est aussi d'être de la classe 56. Il part pour le service militaire. Après la Forêt Noire en entrée, destination l'Algérie en plat de résistance. Poulidor est comme les Français de son âge et va perdre ses 20 ans dans la Guerre d'Algérie. "En 1956, quand je suis parti à l'armée, je marchais déjà autant qu'en 1961 !", disait-il. Mais là encore il se sent chanceux quand il compte les places vides à l'arrière du camion qu'il conduit, de retour d'une opération. Au retour du service, il écoeure et épate les pros à Peyrat-le-Château en 1959. Mis au parfum par Bernard Gauthier, Antonin Magne, le directeur sportif de Mercier lui écrit une lettre pour lui proposer un contrat.

Pour tordre le cou au rejet des Français pour les vainqueurs, c'est par une victoire que le jeune pro de Mercier-BP devient célèbre. En 1961, il gagne Milan-San Remo en solitaire. Mais c'est une victoire à la Poulidor. En solitaire, en costaud, après avoir failli renoncer à cause d'une crevaison mais remis sur le vélo par Antonin Magne son directeur sportif et, surtout, après avoir failli tout perdre car, mal orienté, il s'est engagé dans la dérivation avant la ligne. Rien n'est facile avec celui que l'on n'appelle pas encore Poupou. 

LA FAUSSE BONNE NOUVELLE DU TOUR 64

"Raymond Poulidor est le champion vertueux par excellence. Et la vertu pour lui, c'est l'honnêteté, le fair-play, la discrétion. Et c'est aussi l'indulgence", écrivait Jacques Augendre en 1966. Il en fallait de l'indulgence pour encaisser l'annonce prématurée, de la part de journalistes, de sa victoire au contre-la-montre décisif du Tour de France 1964 qui lui aurait donné la victoire finale, alors qu'en réalité Jacques Anquetil le devance encore une fois. 

Anquetil-Poulidor. Là encore, on écrit Poulidor en second. Pendant longtemps, Jacques Anquetil ne le considère pas comme un adversaire à la hauteur de Van Looy, Nencini, Adorni ou Bahamontes. Le peloton aussi fait la différence entre les deux en plaçant Maître Jacques largement au-dessus. Poupou est le premier à le reconnaître : "Anquetil est un super. C'est ce qu'on fait de mieux dans la bicyclette… Si je suis complexé ? Non… je suis réaliste".  Mais la popularité du « second » influence la cote des coureurs à la bourse des critériums qui sont une grosse source de revenus à l'époque. Et une partie du peloton trouve Poupou surcoté au regard de son palmarès. Pour arranger le tout, Raymond Poulidor a choisi Roger Piel comme manager quand Anquetil est représenté par Daniel Dousset, son concurrent. 

C'est justement pour aller honorer un contrat, que Raymond Poulidor sèche la reconnaissance du Puy-de-Dôme avant le Tour 1964. Braquet trop gros et pas dans un grand jour, le citoyen de Saint-Léonard souffre dans l'ascension finale de la 20e étape, tout comme Jacques Anquetil. Jimenez et Bahamontès s'envolent. Les 3 500 derniers mètres du volcan offrent un coude-à-coude mythique entre le vainqueur de la Vuelta et celui du Giro. 3 500 mètres de souffrance qui coupent la France en deux. À 800 mètres du sommet, Anquetil finit par céder mais continue de tout donner. À l'arrivée, Poulidor termine 3e, rate les bonifications qui lui auraient donné le maillot jaune que sauve le Normand pour 14" (voir ici). 

ÇA CHAUFFE À PARIS-NICE

Le duel Anquetil-Poulidor va devenir opposition. Le paroxysme est atteint à Paris-Nice 1966. Mais les esprits s'échauffent depuis 1965. Quand Jacques Anquetil veut signer le doublé Dauphiné-Bordeaux-Paris, le leader des Mercier ne lui fait aucun cadeau pendant le Critérium du Dauphiné Libéré. Et Poulidor y laisse peut être des forces qui lui manqueront pour gagner le Tour 1965. Au Championnat de France de Pont-Réan, c'est le « gentil » qui hausse la voix. "Il y a des choses que je n'admets pas dans le comportement d'Anquetil. Par exemple, son attitude au Championnat de France. Il n'a pas couru pour gagner, il n'a couru que dans le but de me faire perdre". Quelques jours plus tard, au Championnat du Monde à Lasarte, les relations s'enveniment encore plus. Arrive le Grand Prix des Nations. Anquetil a prévu de rester dans son manoir en Normandie. Mais quand il apprend que Poulidor va s'aligner, le Normand sort le vélo, écrase tout le monde et bat son record de l'épreuve. 

Arrive donc Paris-Nice 1966. Poulidor bat Anquetil sur son terrain du contre-la-montre en Corse. La foule est en délire. Anquetil et Geminiani décident l'attaque à tout-va dans la dernière étape. Harcelé, Poulidor coince dans le col de la Tourette. Anquetil gagne en solitaire à Nice  après une démonstration et il endosse le maillot blanc du vainqueur. Mais sur la Promenade des Anglais le constructeur du Limousin, Edmond Mercier, crie au scandale. Il parle de coups bas qu'il n'a pas vus lui-même depuis la voiture d'Antonin Magne mais qu' « on » lui a rapporté.  Les Mercier auraient été victimes d'une cabale de la part des équipiers d'Anquetil et de ses alliés italiens dans le peloton.  La déclaration de Poulidor met le feu aux poudres.  "Maintentant je sais qu'Anquetil est le patron du cyclisme". Anquetil est furieux : « Poulidor est un pleurnichard ! Son interview à la télévision le soir de l'arrivée, [où il a laissé] planer un doute sur ma moralité et sur la sincérité de ma victoire, cette interview n'était pas digne d'un champion, et j'aurai du mal à le lui pardonner ! ». Poulidor, lui, pardonne : "je ne suis pas du tout rancunier, c'est peut-être un défaut", admet-il plus tard. Pour rappeler le contexte, avant Paris-Nice, le patron des cycles Mercier a essuyé le refus d'Anquetil à qui il proposait de fabriquer les vélos à son nom.

Que s'est-il donc passé dans le Massif de l'Estérel ? Vittorio Adorni, 3e du général à 59" de Poulidor, reste seul en tête pendant 40 km. Les équipiers de Poupou et le maillot blanc de leader, lui-même, doivent rouler. Mais ils reçoivent le soutien des Peugeot pas mécontents de jouer un tour à l'équipe Ford d'Anquetil. Le clan Mercier accuse Jean-Claude Wuillemin (Ford) d'avoir poussé Michele Dancelli, un adversaire de Poulidor pour le général. Mais André Zimmermann (Peugeot) fait la même chose avec le maillot blanc. Barry Hoban, un Mercier-BP, est tassé et sorti de la route.  Une fois la course perdue, Poulidor recevra aussi des poussettes de la part de ses équipiers. Au final, aucune réclamation n'est déposée par Antonin Magne.

À 38 ANS, IL LÂCHE MERCKX

En août, au Championnat du Monde au Nürburgring (Allemagne), les deux Français, en passe de gagner le titre à la condition de collaborer l'un avec l'autre, préfèrent regarder Rudi Altig les déborder dans la dernière ligne droite. Pourtant, dès 1968, les relations se réchauffent. Les anciens adversaires se rapprochent et la fille du Normand aurait dit Poupou avant Papa. Anquetil, devenu sélectionneur de l'équipe de France, dirige Poulidor à chaque Championnat du Monde. En 1974, le quintuple vainqueur du Tour est le premier supporter de Poupou face à Merckx : “Si tu peux gagner le Tour, je suis content. Il faut battre Merckx, tu vas gagner”.

Après ce Paris-Nice 1966, Poupou court Milan-San Remo. Il se retrouve en contre-attaque avec un p'tit jeune, le futur vainqueur, Eddy Merckx. Lui qui a couru contre Bobet, Anquetil et Van Looy va devoir se farcir le Cannibale. Il terminera sa carrière en 1977 au moment où Hinault remporte ses premiers grands succès. Après Paris-Nice 1966, c'est Paris-Nice 1972 et 1973 qui relancent sa popularité. Et pas grâce à une deuxième place mais bel et bien à une et même deux victoires de suite face à Eddy Merckx. Son maillot n'est alors plus violine, mais bleu aux couleurs du Gan. Antonin Magne n'est plus directeur sportif, Louis Caput, plus sanguin, a pris sa place au volant. "Avec Caput, ça a été ma deuxième carrière", soutenait celui va retrouver le chemin du succès au Tour de France en 1974. À 38 ans, il lâche Merckx dans la montée du Pla d'Adet devant un public qu'il rend heureux. Il lâche encore Merckx dans le brouillard du Tourmalet . Mais il a perdu le Tour dans le Galibier. "En 1974, s’il n’y a pas cette journée de repos [la veille du Galibier], je peux gagner le Tour. Merckx, je lui posais des problèmes, je le lâchais régulièrement dans les côtes". 

LE CYCLO-CROSS POUR FINIR

Le « quadragêneur » d'Antoine Blondin monte pour la huitième fois sur le podium du Tour en 1976. L'ancien vainqueur de la Flèche Wallonne raccroche le 25 décembre 1977, comme un dernier cadeau de Noël pour le public qui lui reste fidèle, à Wambrechies, dans le Nord. 21 ans après le Bol d'Or des Monédières qui l'avait révélé. Il termine par un cyclo-cross. Et c'est par le cyclo-cross que la lignée Poulidor va revenir en tête des pelotons. Enfant, sa fille Corinne slalome à vélo entre les arbres sur la pelouse de la maison de Saint-Léonard de Noblat. "Sur le vélo, elle fonce, c'est un vrai p'tit diable", disait son père dans un reportage de l'ORTF en 1972 (voir ici).  Mariée à Adrie Van der Poel, ses fils David et Mathieu vont s'orienter vers les sous-bois. Ils ont de qui tenir. Jean Robic, vainqueur du Tour et champion du monde de cyclo-cross, avait déclaré en 1966 : "Le coursier le plus doué actuellement pour le cyclo-cross ce serait Raymond Poulidor s'il voulait s'y consacrer sérieusement". 

Comme son grand-père, Mathieu Van der Poel est un coureur qui sort de l'ordinaire. Imploser à l'entame du dernier tour du Championnat du Monde au Yorkshire, alors qu'il semble avoir la course en main, c'est vraiment un truc à la Poulidor.

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