Attaque sur crevaison : La morale à géométrie variable

Crédit photo ASO - Pauline Ballet

Crédit photo ASO - Pauline Ballet

Dans la descente du Mur de Péguère du Tour de France 2012, Pierre Rolland attaque dès les premiers lacets. Au sommet, Cadel Evans s'est déjà arrêté une première fois. Pour crevaison. Puis une deuxième puis une troisième. Les clous envahissent la route du Tour, personne n'est épargné, y compris les voitures suiveuses. L'Australien, quatrième du classement général, se retrouve à deux minutes. Les Lotto-Belisol roulent pour revenir sur le vainqueur de l'étape de la Toussuire pour défendre la 5e place de Jurgen Van den Broeck. Les Lotto bouchent le trou et les BMC ramènent leur leader dans le groupe maillot jaune.

PIERRE ROLLAND CLOUÉ AU MUR

Mais Pierre Rolland et les Lotto sont accusés d'avoir attaqué ou roulé alors que les clous transperçaient les boyaux du peloton. Ils passent en comparution immédiate devant le tribunal de la morale. Il y a les témoins à charge comme le maillot jaune Bradley Wiggins, qui a ostensiblement attendu Cadel Evans qu'il domine depuis le départ du Tour, se donne le rôle du chevalier blanc. "J’ai trouvé ça un peu grossier de sa part. (...) Ce n’est pas convenable d’essayer de bénéficier de la malchance des autres", dit-il en parlant du Français. Il y a les témoins de la défense comme Thomas Voeckler. "Pierre a crevé en début d'étape et on s’est tous affairé dans l’équipe pour le remettre en bonne position dans le peloton. On a sacrifié quatre à cinq mecs à ce moment-là pour revenir devant et personne n’a attendu Pierre à ce moment de la course".

Le procureur Eddy Merckx menace et accuse :"Son attitude [celle de Pierre Rolland] est lamentable, c'était très inélégant mais le peloton s'en souviendra en dépit de ses explications. Il y a des règles, dans la course, que tout le monde ne connait pas. C'est une famille un peu corse sur les bords et celui qui rompt le contrat le paie ensuite". Le Cannibale n'a pourtant jamais freiné quand Joop Zoetemelk crève sur les pavés de l'étape de Roubaix du Tour 1975 et il accélère quand le même Zoetemelk est pris dans une chute à 30 km de l'arrivée de l'étape de Rennes en 1977. Ce jour-là, il est aussi récompensé du prix de la combativité.

Les accusés ont beau se défendre, ils sont jugés d'avance. Pierre Rolland donne sa version. "Jamais je n’ai su qu’Evans et d’autres avaient crevé parce qu’on avait jeté des clous sur la route. Lorsque le peloton est revenu, je n’ai pas vraiment compris pourquoi on me reprochait cette attaque". Jurgen Van den Broeck affirme lui aussi qu'il ne savait pas qu'Evans avait percé. "J'entends maintenant que des clous ont été jetés sur la route. Quand j'ai dit à Marc Sergeant que Pierre Rolland avait attaqué, il nous a donné la consigne de commencer la poursuite derrière le Français. (...) Je ne comprends vraiment pas pourquoi nous avons été attaqués verbalement". Le leader de la Lotto-Belisol met aussi en avant les "règles du peloton" à géométrie variable. "D'ailleurs sur La Planche des Belles Filles, personne ne m'avait attendu lorsque j'étais resté sur le côté à cause d'un incident mécanique. J'y ai perdu deux minutes", glisse-t-il.

« TU T'ES CONDUIT EN VRAI CHAMPION EN M'ATTAQUANT »

La grande question que pose la crevaison, c'est faut-il en profiter pour attaquer comme pour n'importe quel autre fait de course, comme un changement de direction du vent ou une bosse qui se présente ? Les mentalités ont évolué en plus d'un siècle, entre le moment où la crevaison faisait partie du pain quotidien des coureurs et celui où elle devient l'exception.

En 1931, l'ancien Champion du Monde Georges Ronsse est au départ de Bordeaux-Paris. Les coureurs partent à 19h30 pour 600 bornes. Le coureur déjà triple vainqueur du "Derby de la route" crève au km 25. À 575 kilomètres de l'arrivée. Francis Pélissier saute sur l'occasion et ordonne à son équipier Léon Le Calvez de rouler à fond. Avant la course, il lui a promis 1000 francs pour l'aider dans les 200 premiers kilomètres. À Ruffec, au km 169, le coureur belge compte 18 minutes de retard mais, à Poitiers, après 200 bornes de chasse nocturne, la jonction est faite. Georges Ronsse va dire deux mots à Francis Pélissier, mais deux mots gentils : "Tu t'es conduit en vrai champion en m'attaquant ainsi dans la nuit. Je t'admire et je ne t'en veux pas du tout".

Dans la même veine du "c'est la course", Gianni Motta ne fait pas de sentiments dans la 3e étape du Tour d'Italie 1966. Felice Gimondi est victime d'une crevaison et Gianni Motta attaque. "C'est normal, nous étions en course, pas en colonie de vacances ! Gimondi a perdu plus d'une minute. Le lendemain, j'avais toute la presse italienne contre moi, on m'accusait de rouler pour les étrangers, Anquetil et Jimenez, et de vouloir faire perdre Gimondi". Gianni Motta gagnera ce Giro.

« CE SONT DES CHOSES QUI NE SE FONT PAS, VRAIMENT... »

Deux ans plus tard, en 1968, c'est Eddy Merckx qui digère mal l'attaque de Michele Dancelli alors que le Belge vient de changer de roue. Le maillot rose est au bout de la 3e étape pour l'Italien mais le futur Cannibale est rouge de colère. Avec Luis Ocana, le Cannibale n'a droit à aucun répit, chaque crevaison peut être un motif pour attaquer. Dans le Tour de France 1971, dans la descente du Cucheron, quand le maillot jaune belge s'arrête pour changer de roue, Luis Ocana sonne l'hallali et emmène dans son sillage tous les adversaires de Merckx qui perd ce jour-là, à Grenoble, son maillot.

D'une manière générale, pour attaquer un leader sur crevaison, il faut avoir du répondant car le "contrevenant" s'expose à une riposte terrible ou à des représailles. Mais parfois aussi, c'est un leader qui profite de la crevaison d'un adversaire. Au Tour d'Italie 2013, Rafal Majka porte le maillot blanc sous la menace de Carlos Betancur. Quand le Colombien d'AG2R La Mondiale perce, les Saxo Bank embrayent. "Ce sont des choses qui ne se font pas, vraiment…", se plaint Betancur qui finira tout de même meilleur jeune de ce Giro.

Jean-François Bernard a été attaqué après une crevaison alors qu'il portait le maillot jaune dans le Tour 1987. "Personne ne m'avait attendu, se souvient-il en 2012 après l'épisode des clous du Mur de Péguère. À l'époque où je courais, on n'attendait pas quelqu'un qui était victime d'un incident mécanique. De nos jours, la règle semble avoir changé. On peut toujours discuter de la justesse d'une telle règle, de sa pertinence. Elle évolue selon les générations".

"Je ne suis pas du genre à être rancunier, mais je ne l'oublierai certainement pas". Geraint Thomas accuse les AG2R La Mondiale d'avoir profité de sa crevaison dans la descente du col des Saisies lors de la dernière étape du Critérium du Dauphiné 2018. En réalité, les AG2R menaient déjà le peloton depuis le sommet du col et ont poursuivi leur effort dans la descente. À cause de l'accélération des équipiers de Romain Bardet, Thomas n'a plus qu'un seul équipier au moment où il perce, Gianni Moscon, qui lui passe sa roue. "Nous étions en train de rouler, nous n'allions pas nous arrêter à la première crevaison, rétorque Bardet. Nous n'avons pas accéléré, nous avons maintenu le même rythme. J'ai expliqué à Geraint que nous roulions fort pour gagner l'étape". Pendant l'intersaison, l'Auvergnat avait commenté le résultat de l'analyse antidopage de Chris Froome à la Vuelta 2017 qui révélait un taux de 2000 ng/ml de salbutamol, le double de la concentration considérée comme thérapeutique. Un mois plus tard, dans l'étape des pavés de Roubaix, les Sky et Froome en tête, ne vont pas rater l'occasion d'attaquer quand Romain Bardet va percer à trois reprises. Dans le vélo, il n'y a pas que les tours qui sont rendus. Les coups aussi.

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