Quand les pros se servent dans les réserves

Crédit photo Freddy Guérin - DirectVelo.com

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Sur le podium du Grand Prix de France Amateurs 1981 (1), les trois premiers coureurs de ce contre-la-montre, Sean Yates, Martial Gayant et Claude Moreau sont tous les trois sociétaires d'un club équipé par les cycles Peugeot. Mais au début de la saison 1982, un seul portera le maillot à damiers chez les pros : Sean Yates.

À l'époque, Peugeot arrose et soutient le peloton amateur à travers 50 clubs dans toute la France. Il n'y a évidemment pas assez de places pour faire passer pro toutes leurs meilleures jeunes pousses dans la maison-mère. En 1982, il n'y a que deux néo-pros : Sean Yates de l'ACBB et Philippe Dalibard du Véloce Vannetais, deux clubs Peugeot.

PEUGEOT FAIT POIREAUTER MARTIAL GAYANT

Dans la maison d'en face, Renault-Gitane, Cyrille Guimard n'a pas de club réserve mais fait signer un contrat amateur à une petite dizaine de coureurs qu'il appelle les "aspirants". Ce contrat reconnu par la FFC comporte une clause de non-sollicitation. Cette clause donne la priorité à l'équipe pour embaucher l'amateur mais le coureur retrouve sa liberté si le groupe sportif ne lui propose rien.

Martial Gayant, pas encore 19 ans et vainqueur du Grand Prix des Nations Amateurs trois semaines plus tôt, doit attendre encore un an avant de rejoindre les pros chez les Lionceaux. Mais de son côté, Cyrille Guimard connaît ses classiques et pense qu'"aux âmes bien nées, la valeur n'attend pas le nombre des années". Il saute sur son téléphone et propose un contrat de néo-pro au Picard réformé du service militaire.

Un coureur d'une réserve d'une équipe professionnelle qui préfère « un tiens à deux tu l'auras », et qui choisit de franchir le Rubicon chez un concurrent, ce n'est donc pas très nouveau.

UNE RÉSERVE ; POUR QUOI FAIRE ?

L'intérêt d'avoir un réservoir pour une équipe professionnelle s'est fait sentir dès le début des grandes formations. Depuis son origine à la fin du XIXe siècle, le cyclisme professionnel sur route est une entreprise commerciale. Il n'existe que par la volonté des marques de cycles qui trouvent avec la compétition la meilleure des réclames et qui justifie de payer des coureurs, parfois très cher. Pour vendre leurs machines dans leur réseau de concessionnaires, les constructeurs comptent donc beaucoup sur leur plus belle vitrine : leur écurie de course drivée par un directeur sportif, comme il existe un directeur commercial, et dont les résultats sont relayés par les journaux qui organisent les courses et à qui ils achètent des encarts publicitaires. La -grande- boucle est bouclée.

Mais quand les pur-sangs sont fatigués, gare à ceux qui n'ont pas élevé de poulains pour les remplacer. La concurrence entre équipes fait qu'il est de leur intérêt de sécuriser leurs arrières en préparant l'avenir. Cela peut passer par des épreuves de détection organisées par les marques de cycles ou d'accessoires (Dunlop, Peugeot, Wolber) mais aussi par une pépinière où le directeur sportif pourra choisir les sujets les plus prometteurs.

Avant la guerre de 14, le VC Levallois, qui va devenir le plus grand club amateur de l'entre-deux guerre, arbore déjà son mythique maillot blanc à bande noire. C'est en réalité le club de la maison Peugeot, une des grandes écuries du début du siècle avec Alcyon ou La Française. Louis Trousselier, René Pottier,  Philippe Thys, vainqueurs du Tour de France pour Peugeot, sont tous sortis de la pépinière du VCL.

LE VCL, RÉSERVOIR DE PEUGEOT ET D'ALCYON

En 1912, Peugeot confie la direction de l'équipe première du VC Levallois à Paul Ruinart. Ancien pistard, co-fondateur du premier syndicat des coureurs, il se reconvertit comme directeur sportif, d'abord chez JB Louvet puis donc pour une filiale de Peugeot,  Griffon. Il va faire du VCL sa chose, le transformer en petit conservatoire du cyclisme. Il impose à ses coureurs de la tenue : "les cheveux et les ongles propres, un maillot impeccable, des chaussures bien cirées", rappelle Marcel Bidot (2), un de ses élèves et futur directeur technique de l'équipe de France dans les années 50-60.  

Le "Père la Ruine" transforme la dégaine des coureurs. Les routiers en cuissard à l'image des pistards, et plus en collant long, c'est lui. La casquette de toile blanche, à la place de la grosse casquette en drap, c'est encore lui. Il est celui qui a l'idée en 1912 de placer un porte-bidon en fer sur le guidon à la place des sacoches en cuir. Lui qui veut des coureurs tirés à quatre épingles, a l'idée de coudre les dossards sur les maillots pour réduire la résistance à l'air. Borgne depuis un accident de chasse à 13 ans, c'est un visionnaire. En 1927, il crée, plus qu'un service course, un camp d'entraînement permanent. Ce petit séminaire s'installe d'abord dans un presbytère désaffecté des Loges puis dans une villa à La Celle Saint-Cloud.

Après Peugeot, le VC Levallois devient le réservoir d'Alcyon. En 1923, Marcel Bidot passe chez les pros et c'est le VCL qui l'oriente vers la marque Armor, une filiale d'Alcyon. "C'était en réalité un choix forcé puisque le club de Ruinart alimentait la maison Alcyon". André Leducq, Maurice Archambaud, Georges Speicher, René Le Grevès ou encore Amédée Fournier, tous parmi les meilleurs sujets de la pépinière, suivent eux aussi la voie vers l'équipe pro au maillot bleu ciel, via les nombreuses sous-marques d'Alcyon. 

Peugeot mise en 1926 sur ses régionaux équipés par son réseau de concessionnaires, comme de nombreuses autres marques. "Nous avons des petits « as » un peu partout, qui font consciencieusement leur travail de décentralisation. Ceci nous suffit pour préparer l'avenir. Nous élargirons d'ailleurs ce programme-là". En 1934, la marque au Lion veut aussi « son » club parisien où ses jeunes espoirs se feront les griffes. Ce sera le CSI, Club Sportif International qui existait déjà, parfait négatif du VCL, avec son maillot noir à ceinture blanche. Les Lionceaux sont dirigés par Henri Pélissier, "LE" coureur français des années 20. Comme le VCL, il veut monter un camp d'entraînement. René Debenne, un des meilleurs éléments, franchit le Rubicon chez Peugeot en 1935. 

LES CLUBS PARISIENS VIVIERS DES ÉQUIPES PROS

L'arrivée des marques extra-sportives à la fin des années 50 va renforcer les liens entre les groupes pros et certains clubs. Ces équipes de marques sans lien avec l'industrie du cycle doivent s'adosser à un club support. Ce sera l'ACBB pour Saint-Raphaël-Helyett, puis le VC XII quand Gitane s'associe à la marque d'apéritif qui emploie Jacques Anquetil. Du club du 12e arrondissement de Paris, Lucien Aimar, Paul Leméteyer et Michel Grain vont passer pros chez Saint-Raphaël devenu Ford. Du côté de Pelforth-Lejeune, c'est l'US Créteil, le club soutenu par les frères Lejeune, qui joue le rôle de réserve. Bernard Guyot, premier Français vainqueur de la Course de la Paix en 1966, suit la voie tracée du club banlieusard vers l'équipe pro. 

Mais la réserve la plus mythique de cette époque des années 60 aux années 80, c'est bien sûr l'ACBB. En 1965, le club de Boulogne-Billancourt (lire ici) devient la réserve de l'équipe Peugeot. Dans ce vivier, les filets de l'équipe aux damiers vont parfois se remplir de gros poissons comme Bernard Thévenet, Régis Ovion, Robert Millar, Stephen Roche ou Phil Anderson. Mais d'autres passent à travers les mailles car l'équipe pro ne peut pas recruter tout le monde. C'est le cas de Michel Laurent ou Pascal Poisson.

LE PREMIER NÉO-PRO DE LA RÉSERVE DE SYSTEME U VA CHEZ TOSHIBA

En 1985, l'ACBB devient la réserve de... Renault-Gitane. Mais Renault se retire des pelotons à la fin de l'année. Cyrille Guimard recrute Soren Lilholt, ancien Champion du Monde Juniors et sociétaire du club parisien, mais se retrouve sans pépinière pour la nouvelle équipe qu'il a montée, Système U. En 1987, il s'allie avec Claude Jacques, le DS d'Antony Berny Cycliste, un autre club parisien, qui devient son centre de formation.

Mais le premier néo-pro de l'ABC, Laurent Bezault, n'ira pas chez Guimard mais chez l'ennemi : Toshiba. C'est l'équipe de Bernard Tapie et de Marc Madiot, qui a quitté Système U en mauvais termes. Toshiba n'entretient pas de club réserve mais recrute les meilleurs coureurs de l'équipe de France amateurs. Laurent Bezault, meilleur amateur français en 1987 et 1988, partage son temps entre le maillot jaune et noir de son club et le bleu de l'équipe de France. C'est justement via l'équipe nationale que le jeune coureur fait connaissance avec Marc Madiot, au Tour de l'Avenir 1987. Le courant passe bien et facilite le transfert vers Toshiba en 1988. En représailles, Système U retire son parrainage au club réserve de son équipe pro au début 1988. Mais Cyrille Guimard tient à son vivier, où il puisera Jacky Durand, Laurent Brochard, Yvon Ledanois ou encore Jean-Cyril Robin, pour renforcer Castorama qui succède à Système U.

ARKÉA-SAMSIC COMME CYRILLE GUIMARD

Le sort réservé à une réserve dépend toujours de la maison mère. Le Crédit Agricole Espoirs, créé en 2001 en troisième division et réservoir officiel du Crédit Agricole, lointaine héritière de l'équipe Peugeot, n'a pas survécu à la création du ProTour en 2005 qui demandait un budget accru pour l'équipe de première division. Le cas du Vendée U est particulier puisque Jean-René Bernaudeau a d'abord construit la base de la pyramide avant la naissance de sa première équipe pro, Bonjour, en 2000. Chambéry CF est le centre de formation d'AG2R La Mondiale depuis 2002 même si, pendant quelques années, d'autres clubs comme Albi VS avaient aussi le statut de réserve. En revanche, les noces entre Brest Iroise Cyclisme 2000 et Bretagne-Séché Environnement n'ont duré qu'une saison en 2015 (lire ici). Celles entre Fortuneo-Vital Concept et le VC Pays de Loudéac, scellées en 2016, n'ont pas résisté au divorce entre Vital Concept et l'équipe pro courant 2017. Depuis, l'équipe Continental Pro a fait le choix d'équiper individuellement une dizaine de coureurs bretons de clubs différents, un peu comme Cyrille Guimard et ses "aspirants", dans le programme baptisé "Bretagne Cyclisme Formation".

Toutefois, les deux seuls néo-pros 2020 d'Arkéa-Samsic ne sortent pas de "Bretagne Cyclisme Formation" mais d'un club normand (Matis Louvel du VC Rouen 76) et de la réserve de Total Direct Energie (Donavan Grondin du Vendée U). Ce dernier transfert a relancé le débat des relations coureurs-réserve-équipe pro. Mais cette question revient sur le tapis dès qu'un néo-pro prend la tangente et le cas se présente régulièrement.

En 2014, Pierre-Henri Lecuisinier (Vendée U) choisit de passer pro à la FDJ alors qu'Europcar lui propose déjà un contrat de néo-pro (lire ici). Laurens De Plus franchit le pas chez Etixx-Quick Step en 2016 après être passé par la case Lotto-Soudal U23 pendant deux ans. Après avoir fait ses classes deux ans chez BMC Development Team, Pavel Sivakov enfile son uniforme de Marie-Louise en 2018 chez Sky et pas chez la maison-mère, BMC Racing Team. L'équipe formatrice américaine avait alors justifié son retrait des pelotons par le "pillage" exercé par "les agents qui proposent les coureurs à des équipes qui investissent ou n'investissent pas dans un programme de formation" (lire ici). D'autres réserves, malgré les départs, poursuivent leur travail de formation.

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